-Je l’ai vue, dit Mathieu. Elle roulait à une vitesse ! Incroyable. Quel choc ! J’en ai mal pour lui. Le pauvre !
-Il est mort ? demande une voix plus claire
Elle, elle est gentille avec son minois coquin et son sourire désarmant. Comment s’appelle t-elle déjà ? Ah oui, Mireille, enfin ! Elle sent la lavande. Gentille…et aussi jolie, la Mireille. C’est ce qui se dit.
-Incroyable, continue Mathieu qui en est sans doute à son dixième pastis.
-On devrait tous les enfermer, ces chauffards, ces fous. Rouler à une telle vitesse dans un village.
C’est le gros Charles qui parle. Sa femme l’a quitté. Il en est inconsolable. Je les ai entendus cent fois se disputer. Une fois, elle est sortie de chez elle en titubant, l’œil gros comme un œuf d’autruche. Elle est passée prés de moi, m’a jeté un œil, le valide, je crois. Et finalement l’oiselle est partie. Je ne sais pas si ça se dit, l’oiselle, pour la femelle de l’oiseau. Eux, ils doivent le savoir. Moi je n’ai pas reçu d’instruction. Je ne suis pas allé à l’école. J’ai toujours travaillé comme un forçat. Avant le gros Charles, on l’appelait Charlie le jolie cœur. Mais seul, désemparé, que voulez vous qu’il fasse si ce n’est manger et boire ! Faut bien se consoler d’une manière ou d’une autre. Ripailler des cochonneries et ingurgiter du mauvais vin. Du vin à la petite semaine à boire à la gamelle comme dit Sébastien, lui qui possède quelques ares de bons vignobles. Je l’ai souvent aidé, Sébastien, à porter les hottes pleines de raisin qui sentait bon la fleur. Il fait du vin de qualité. Un artiste ! Une fois même, pendant que je trimais entre les ceps, il avait tendu un verre rubis à Mireille. Plusieurs verres même ! Il est bon son rouge. Je vois encore leur deux têtes hilares dépasser les sarments. Et ça remuait. Et ça jacassait. Et ça riait. Puis comme deux marionnettes qui s’effacent de l’estrade par le bas, ont disparu. J’ai tordu un œil, tendu mon cou. Je les ai vus à terre en train de faire, sans l’ombre d’une feuille de vigne, des galipettes, saperlipopette !
Ah, voilà Mathieu qui gesticule. Ses mains semblent arracher les nuages. De ses poings, il cogne le ciel si fort qu’il en devient bleu. Tiens, je ne l’avais pas vu aussi chauve. Il ne doit rester qu’un cheveu sur la tête à Mathieu.
J’ai mal.
Ah, qu’il était bon le temps ou je courais dans l’herbe grasse le soir lorsque le soleil, fatigué de tant de lumière, se couche en badigeonnant de rouge l’horizon. C’est fini, ces bons moments. C’est fini, l’odeur des herbes fauchées qui infusent dans la rosée du matin. Je sens mon corps glisser vers une autre rive, un ailleurs...
J’ai si mal. Cette auto m’a broyé les os.
-Il est mort ? répète encore Mireille
-Pas encore, dit une voix anonyme.
Pas encore. Ca y est, ma mort est annoncée. Mais est-ce vraiment de moi qu’ils parlent ? Je souffre tant que je prie de ne plus vivre. Ah mais je le reconnais, lui. Il porte une barbe de cent ans qui cache ses rides des mauvais jours. Castor… ou quelque chose comme ça. Le sagouin ! Je l’ai vu, mesdames, messieurs. Cette sale affaire qui a fait les gros titres des journaux. On avait accusé ce pauvre vagabond qui passait par hasard ; être à la mauvaise place au mauvais moment, ça s’appelle ! En fait, l’incendiaire de la ferme du Puits Nouveau, c’est lui ce castor barbu qui cache sa culpabilité et sa honte derrière une touffe de poils au menton. Je l’ai vu mettre le feu. Une allumette a suffi. Sa haine a fait le reste ; elle a soufflé sur les braises. Pauvre vagabond qui croupit sans doute dans une prison poisseuse pour un crime qu’il n’a pas commis. Je l’ai crié à tue-tête. Je me suis époumoné, égosillé. Personne n’a entendu. La vérité dérange. Le vagabond ? Un coupable idéal. J’aimerais crier encore à l’injustice, mais ma voix se heurte à un os qui s’est déplacé sous le choc et qui écrase mes cordes vocales. Un accident stupide. Les accidents sont toujours stupides. Les accidentés aussi, sans doute. On a bien dit de moi que je suis bête à manger du foin. Conflit de canard, aurait dit mon patron s’il avait su. Je veux parler de conflit de voisinage. Voilà, je perds la tête ! Je pars en tête à queue. Un monstre liquide et rouge me ronge la cervelle. Le sale type, c’est Nestor qu’il s’appelle. Pas castor. Ah voilà la petite Sarah. Elle pleure la gamine. Elle a du cœur. Sa mère lui tient la main. Elles habitent prés de la rivière, là où j’aime flâner. Réfugiées. Travailleurs immigrés. Des mauvaises langues disent qu’ils sont plus immigrés que travailleurs, mais moi je sais qu’elle trime la Fadila, petits boulots par ci, grands ménages par là. Et elle sue sous son voile pudique. Une fois pendant que je buvais à la fontaine, je les entendais discuter ferme, à l’auberge des chasseurs, à propos d’un monde qui ne tournerait pas rond. Parce qu’il y a des empêcheurs de tourner en rond. Moi, on ne m’a jamais empêché de tourner en rond. Au contraire, ils m’encourageaient. Ils me disaient que je suis le plus beau, le meilleur et le plus fort, qu’ils n’en n’avaient jamais vu comme moi. Et j’ai marché. Et j’ai tourné en rond. Je les entends encore. Ils étaient tous là ou presque, accoudés au zinc du bar.
-Moi, je vous dis, l’étrangère avec son air pudibond, je m’en méfie, avait annoncé solennellement Philibert, celui qui tient la ferme des trois pins.
-Elle n’est pas assez blanche à ton goût, toi qui est noir d’avoir trop bu, avait rigolé un petit individu coincé dans l'angle, prés de la fenêtre.
-Ernest, je ne te demande rien et tu sais bien que je bois pour oublier les énergumènes comme toi.
-Les gars, ici, c'est un bar, on se tient bien, s’était interposé le patron du bar, ce n'est pas l'assemblée nationale, et si vous êtes dépités, vous n'êtes pas encore députés.
Hilarité général. Elle résonne encore à mes oreilles.
-Tous des pourris, les députés, avait craché Philibert, qui avait trop bu.
Hilarité à nouveau.
-Toi, le facho, tu ferais mieux de fermer ta gueule, dit un jeune, les nerfs en boule.
Fadila et Sarah, étrangères ou non, je les aime bien.
J’ai trop mal. Je me vide de mon sang comme le haut d’un sablier de son sable.
J’ai l’impression d’être déjà dans le trou dont les bords seraient constitués de têtes penchées sur mon corps et mon sort. Ce visage bouffi, je ne m’en souviens pas. Et celui-là, la bouche déformée d’avoir trop hurlé, jamais content, toujours à se plaindre, contre tout et pour rien. Ce mufle qui enfle lorsqu’il respire. Cette frimousse à la mine bonasse. Ce visage joyeux et celui-ci, toujours l’air ravi. Ce visage féminin avec le nez en trompette, la poitrine en tambour, les yeux qui papillonnent et qui battent la mesure. Je reconnais celui-là. La figure carrée, le regard autoritaire, les joues basses mais encore fermes : le maire du village. Il a l’air peiné. Ou gêné de ne pas avoir pris les bonnes décisions pour réduire la vitesse des véhicules dans le village, alors que tous s’en sont plaints. Qu’il se rassure, je ne suis pas un enfant. Un petit chérubin que tout le monde pleurerait.
Le ciel s’assombrit. Mourir au crépuscule, est-ce plus cruel que de mourir au petit matin ? Mourir…
Ah, votre femme est aussi présente, monsieur le maire. Elle a l’air triste et ce n’est pas moi, baignant dans une mare de sang, qui la rend triste. Sa tristesse est plus ancienne, usée par les querelles et elle se nourrit du manque de tendresse. L’amour l’a quitté. Elle ne sait pas, mais moi je le sais, car je vois tout, j’entends tout et j’en suis encore tout ébaubi. Vous avez un trop petit cœur, monsieur le maire et il n’y a pas de place pour deux. Je l’ai vu, l’autre ! Montée sur talons hauts, les seins fiers et les cheveux blonds comme les épis du meilleur été. Là à la lisière du petit prés, où viennent s’ébattre les pies et les corbeaux, et aussi parfois, les mésanges qui viennent égayer ma solitude. J’entends encore les « clocs, clocs » des talons sur le bitume de la rue qui mène au cabanon. Vous derrière la vitre empoussiérée, vous la suivez du regard en la déshabillant déjà.
Vous allez me manquer, Ah mes petites mésanges, vos gazouillements, vos petits corps emplumés qui viennent s’emberlificoter sous les feuilles où vous faites, je ne sais quel bazar. Vous en sortez toujours en y laissant des plumes. Petites mésanges qui colorent et égayent mes pensées !
Les cloches sonnent. Elles cognent dans mes oreilles. Est-ce en mon honneur ou est-ce l’heure ? La bonne heure ou l’heure fatale ? Je ne sens plus mes membres. Je ne sens plus le sol. Je ne sens plus l’herbe fauchée. Je ne me sens plus. Je ne sens plus que je ne sens plus.
-Il est mort ? répète la jeune femme dont je n’arrive plus à me rappeler le nom.
-Tu vois bien qu’il ne bouge pas, répond une voix
-Bon, je crois que nous pouvons l’évacuer de la chaussée
-On n’a qu’à le laisser, ça réglera nos problèmes de circulation, hein monsieur le maire ! Vous avez là à moindre frais un bon dos d’âne.
Je crois que je les entends rire, mais peut-être que les rires viennent d’ailleurs, car je ne sais plus si j’entends encore les choses de la vie.
-Allons, ce fut un bon âne. Il nous faut prévenir son propriétaire. La vie continue pour nous tous.