Les louves

L'ombre noire d'un grand nuage se pose sur le toit comme une main gantée sur une épaule frêle. Un fort vent  courbe les herbes folles et arrache les feuilles des grands arbres qui cernent la masure. Le temps se brise. Un froid intense pique les joues d'Aedan
- Tiens, l'hiver est là...
Il repose sa lourde hache. Au loin, les loups hurlent dans l’épaisseur de la brume. Aedan frissonne de tout son corps et remonte le col de sa veste, puis ramasse les bûches de bois étalées sur le sol flasque. 
La montagne est grise. 
Dans la maison, le désordre règne en maître. Des vêtements sont entassés pêle-mêle sur un oisif fauteuil en osier. La vaisselle d'assiettes en fine porcelaine, les couverts en acier chromé irisé d’or et les verres en cristal ambre, s'accumulent dans l'évier de granit rose. Des papiers soulevés par l'appel d'air à l'ouverture de la porte, virevoltent encore entre plafond et sol. Un immense tapis d'Orient ou d'ailleurs, s'étend miteusement sur toute la surface de la pièce. Une chaise dont il manque un pied, prend appui sur une pile des œuvres de Karl Marx. La lampe au plafond vacille et éclaire par intermittence la table où jonchent des documents vétustes sans intérêt et des lourds traités juridiques écrits dans toutes les langues, vives et mortes.
Aedan allume le feu en prenant bien soin de placer les bûchettes sous les bûches et en priant un petit peu pour qu'un grand feu naisse dans l'âtre. Les flammes valsent comme des âmes en enfer entre les parois de pierres de laves grisâtres revêtus par endroit de feuilles de mica.  
Dehors la neige tombe en même temps que la nuit. Le noir est perlé de blanc. 
Aedan place un vinyle dans le vieux pick-up qu'il a hérité de son grand-père. La musique de jazz remplit la pièce encombrée. Les souris dansent, entraînées par le rythme cadencé du saxophone. 
Aedan ouvre le réfrigérateur. Une feuille de salade flétri, un œuf de poule naine, un bout de pain rassi et un morceau de fromage à la mine déconfite sont disposés sur les étagères.  Aedan gobe l’œuf, engouffre le pain avec le fromage et la feuille de salade. Puis il se sert un grand verre de vieux vin. Et comme il a encore faim, il boit un deuxième verre. Il n’est pas rassasié et il boit encore. Il pose la bouteille vide sur la table et d'un auguste geste débarrasse le fauteuil des vêtements épars. Il s'assoit en hoquetant. Entre deux hoquets, il réfléchit, puis s'endort.
Dehors la tempête fait rage et les loups hurlent d'avantage. 


Le lendemain matin, le soleil se lève avec la triste mine des mauvais jours. Il ne fait pas tout à fait jour comme entre chien et loup. Les nuages continuent à déverser des trombes de neige. La maison est couverte d’un épais manteau blanc. Aedan s’équipe de raquettes aux pieds et sort par une fenêtre de toit, car la porte est immergée de neige. Sac sur le dos il se dirige vers le village situé à quelques encablures plus au sud où la température est moins basse. Plus il s'approche du village et moins la couverture de neige est dense. A hauteur des premières maisons, les perces-neiges ont poussé en quelques heures. Une odeur printanière vient aux narines d'Aedan. L'épicerie, la boulangerie, la boucherie sont ouvertes. C'est d'ailleurs le même commerce. Le gérant avait mélangé les étals, car il est un peu espiègle. La viande est vendue dans la boulangerie, tandis que le pain est exposé sur les rayons de la boucherie. Le client perd ses repaires, et désorienté, il paye à la caisse plus que ce qu'il devrait. Mais Aedan n'est pas dupe. Vieux briscard, il sait se faire respecter. Certains villageois le traite de vieux fou et il répond avec flegme mais fermeté :
- Fou peut-être, mais pas vieux. Le premier qui répète que je suis vieux, il aura ma main dans sa gueule.
Le magasin est fait de bric et de broc. Les murs peints en rouge vif et en bleu taciturne, parfois en  vert incertain. Le jaune se répand sur le sol et par maintes endroits remonte sur les murs. Le gérant est un jeune homme,  portant des lunettes et une perruque rousse. Philosophe de formation, il sait mieux que quiconque couper la viande de bœuf ou la carcasse d'un mouton. Il récupère parfois dans la montagne une carcasse de brebis éventré par un loup affamé. Le loup, la bête immonde, le bouc émissaire, l'éventreur des brebis doit disparaître à jamais. On le chasse et plus on le chasse et plus il se multiplie. Les loups n'ont pas d'ami sauf Aedan leur protecteur, qui lui même n'a pas d'ami parce que défenseur des loups. 
Aedan circule dans les rayons des fruits et légumes. Des tomates, des cerises et des fraises d'hiver, blanches sont vendues à un prix trop honnête pour être vrai. Des salsifis ici et là leurs clones, des salsifas. Les courgettes au dessus des courges, s'amusent dans un cageot fait de bois de chêne entrelacé de longues nervures de pin. Finalement son choix s'arrête aux pommes de terre. Il en prend une grosse et une petite car trop chères. Il se charge d'un bon kilo de truffes en promotion. Une carotte pour faire le nez du bonhomme de neige qu'il compte élever devant chez lui. Des chiens, des chats, des poissons dont des poissons chats, font le beau, implorant les clients pour qu'ils les achètent avec le denier du culte. L'église est attenante au magasin. Trois curés se relayent pour que la messe soit dites en continuité, jour et nuit selon le système des trois huit. Certains clients achètent donc non sans négociation un animal domestique avec la pièce qui leur reste plutôt que de la donner à la quête au sacristain. Ce dernier est une femme plutôt enjôleuse que jolie. Grâce à elle, à sa présence lumineuse, l'église est toujours pleine lors des offices. Mais notre homme n'en est pas encore là.  Il hésite entre une cuisse de bœuf et un steak de poulet. Il se souvient à temps qu'il est végétarien et passe son chemin. Au fond de la salle sont entreposés les pâtisseries, gâteaux à la marmelade, tarte à la noix et bavaroises décolletées. Ces objets du désir dégoulinent de partout. Il suffit de sortir sa langue pour en récolter les bénéfices. Aedan dépose dans son caddy en barreaux oranges entrecroisés, une tarte non identifiée, bien appétissante. Le caddy a cinq roues. La cinquième sert de roue de secours en cas de crevaison. Le jaune du sol est un jaune sable dont les grains s'introduisent parfois dans les rouages, lesquels tournent de moins en moins bien.. Au bout d'une demie journée, Aedan arrive à la caisse. 
- Bonjour monsieur dit le caissier. Que puis je pour vous ?
- Pas grand chose, je veux seulement payer ce que je vous dois.
- Voyons, voyons, à vue de nez, vous me devez trente Topla et des brouettes
- Voici trente Topla. Quant aux brouettes, je n'en ai pas...
Le Topla est la monnaie locale. 
- Ce n'est pas grave, je vous retire une fraise et le compte y est. Voulez vous des sacs en plastiques.
- Non surtout pas...
- Tant mieux car je n'ai plus le droit d'en donner à cause de la pollution qu'occasionnent ces plastiques. Mais la loi n'interdit pas de vous en proposer.
- Très bien. Il me reste onze Topla et vingt-cinq centimes dans mon porte-monnaie, dites moi mon brave que pourrais je acheter d'autre.
- Vous pouvez acheter Medor. C'est le toutou noir avec le bout de queue blanc et il coûte onze Topla et vint-cinq centimes.
- Drôle de nom pour un chien. C'est d'accord mais je l'appellerai Jador.

Dehors la neige avait fondu et l'herbe grasse a proliféré rapidement sur les encoignures de trottoirs et des murs. Elle a déjà recouvert la chaussée par endroit. Le ciel est vide d'objet et le bleu l'envahit. La route longe des jardins parfumés dans lesquels des bâtisses se dressent avec fière allure.

Aedan se rappelle que dans une de ces maisons vit sa grand-mère. Il se souvient que la chaumière est faites de briques rougeâtres et de coquillages soudés les uns aux autres par du mortier, le toit en chaume. Il la reconnaît aussitôt, entre dans le jardin suivi de son chien, sonne à la porte massive en bois de cerisier. La sonnette est en forme de cerise. Aedan pense que c'est de bon goût. Une femme apparaît sur le perron. 
- Bonjour grand mère. Je passais par là alors je me suis dit que je pouvais venir te voir.
- Quelle bonne idée Aedan. Entre donc.
La femme est plus jeune que lui. Elle a bien vingt ans de moins. Elle est la veuve du grand père d'Aedan qui a épousé une jeunette après le décès de sa première femme, mère du père d'Aedan. Elle s'appelle Amandine. Ces longs cheveux d'ébène coule le long de son visage ovale. La couleur de ses yeux est d'un bleu intense. Habillée d'une jupette rouge jusqu’à mi-cuisse et d'une chemisette à manche courte, composée d'un large décolleté exhibant une poitrine avenante. 
Aedan regarde la peau lisse et ambrée entre les épaules. 
- Tu mattes mon cher Aedan, dit la jeune femme.
Un peu plus tard, dans le couloir étroit sous la rampe d'escalier qui mène aux chambres, Aedan et Amandine font l'amour. Alors elle a ces mots qui restèrent longtemps dans les annales, tout en rabaissant sa jupe. 
- Tu es venu, tu as vu et tu as vaincu.
- Je reviendrai te voir car ça me fait du bien.
- Tiens tu as un chien, remarque Amandine, très observatrice.
- Pour la compagnie, c'est une bonne idée, non ?
- A propos de chien, j'ai entendu qu'ils s'apprêtaient à faire une battue pour exterminer les loups.
- Les salauds...

 

Aedan remonte la rue principale du village, bordée d'ajonc et de genets dont les fleurs jaunes s'épanouissent au soleil pâle des jours sans. La chaussée est composée de pavés antiques et usés par le passage fréquent des véhicules motorisés et à cheval. Par ci, par là alternent des crottes et des flaques d'eau où pullulent déjà des larves de moustique. Au bout de la rue, s’élève La mairie bâtiment étendu, disposé sur un seul niveau long d'un kilomètre. L'aile sud située au centre du village est frangée d'oliviers et de plantes grasses, tandis que l'aile nord baigne dans la neige. 
La porte s'ouvre automatiquement et se referme aussitôt derrière Aedan. Une hôtesse lui sourit derrière un comptoir. 
- Bonjour monsieur, puis je vous aider, dit-elle le sourire aux lèvres recouvertes d'un rouge vermeil qui sent la lavande.
- Je voudrais voir le maire pour me plaindre, grogne Aedan.
- Il faut prendre Rendez-vous.
- Ah, elle est belle la démocratie.
- Je vous propose le 29 février prochain.
- Parfait, c'est demain.
- Non monsieur c'est le 29 février dans 4 ans. Cette année n’est pas bissextile. J'y suis pour rien l'agenda de monsieur le maire est plein.
- Mais d'ici là, il se passera des événements fatals et il sera trop tard.
- C'est donc urgent...Je vous propose de voir son attaché...
- Est-il lié au loup, s'enquit Aedan qui restait calme. Il avait pris des cours de zénitude avec un grand maître indien, en vacance dans la région.
- Non au maire, c'est l'attaché du maire.
- D'accord. Je peux le voir quand ?
- Voyons, voyons.  Il a un trou dans son emploi du temps. C'est de suite, voulez vous le combler ?
- Oui, je veux bien...
- Vous prenez l'ascenseur et vous appuyez sur la touche 153. Ne vous trompez pas, la 152 est la fosse aux lions...laissez votre chien.

Aedan entre dans l'ascenseur et appuya sur la touche 153. L’ascenseur est à déplacement horizontal et n'aurait pas du s'appeler ainsi. Un planeur, peut-être. 
Cinq minutes plus tard, il entre dans le bureau de l'attaché. Son nom est Arian. 
- Vous venez pour une plainte, m’a t-on prévenu...sa voix est fluette. Il regarde Aedan derrière de grosses lunettes qui lui dévorent le visage
- Oui  monsieur, j'ai entendu...
- Oh là coupe Arian, il ne faut pas croire la rumeur qui courre.
- J'ai entendu que des battues contre les loups seraient organisées par la mairie.
- Ah c'est une rumeur qui aurait du rester secrète.
- Est ce vrai monsieur, dit Aedan qui se départit un peu de son calme.
- Vous savez les loups sont une plaie pour les éleveurs de moutons. Alors nous éradiquons.
- De quel droit ?
- Celui du mouton, monsieur. Le loup par ces agissements meurtriers a perdu tous ses droits, y compris de vivre.
- Pouvez vous enregistrer ma plainte.
- Très bien, vous avez des fiches pour le faire. Vous cochez et vous signez.
 
Aedan retrouve son chien là où il l'avait laissé. Entre temps, Jador avait arrosé les plantes qui ornent l'entrée
- Dites moi...votre chien...
- Oui mon chien...
- Il a un problème de prostate...
- Je l'ai pris en état...L'urine contient de l'azote, du phosphore et du potassium. C'est un excellent fertilisant écologique.

 

Dehors, une mini-tornade avait soufflé les panneaux de signalisation ou les avait tournés. Les piétons sont désorientés, parfois se cognent les uns contre les autres. Aedan ne sait pas, à un carrefour, s'il doit tourner à gauche ou à droite. Il décide de continuer tout droit. L'air se densifie. Quelques cristaux de glace sont accrochés aux branches des sophoras comme des boules dans les sapins de Noël. Il se ragaillardit, la bonne direction fut bien prise car la neige sous ses pieds devient de plus en plus épaisse. Il chausse ses raquettes et marche en canard dans la forêt. Jador ne s’enfonce pas on ne sait pas par quel miracle. 

Ils sont venus nombreux. Certains, accompagnés de leurs enfants. La salle des Fêtes est pleine lorsque le maire prend la parole. Il demande dans un premier temps le silence, lequel n’est pas trouvé tout de suite. 
- Mesdames, messieurs, nous voilà réunis pour parler d'un gros problème qui nous est commun : le loup !
- A mort le loup, crient quelques personnes en levant le poing.
- Nous avons décidé, continue le maire, d'organiser des battues pour exterminer ces bêtes sauvages qui s'en prennent à nos moutons.
- Bravo, crie la foule.
- Celles et ceux qui veulent participer se feront connaître.
Un homme se lève. 
- C'est une honte, tempête t-il. Il caresse sa barbe blanche
Pas une mouche ne proteste. Silence d'agneau. 
- Honte à vous, continue t-il dans le même registre.
Une petite voix réussit à percer le silence de plomb.
- Euh, monsieur...voix féminine. Je ne veux pas qu'ils mangent mes enfants.
- Vous êtes un ogre, aboient de concert une partie de la foule.
Une voix plus forte s’élève.
- Vous êtes l'ami des loups alors vous êtes notre ennemi.
Aedan se retient de répondre. Il reste debout, majestueux. Son regard couvre les têtes qui s'agitent. Et puis le maire tentant un conciliabule a ces mots.
- Monsieur Aedan, nous vous connaissons tous et nous savons que vous n'êtes pas méchant, un peu original peut-être, et nous ne voulons pas vous nuire. Mais comprenez nous ! Nos moutons ont le droit de paître en paix dans nos prés verdoyants. Les loups sont trop nombreux et s’ils avaient été végétariens, il n'aurait pas à se faire du souci. Voyez vous, la plupart d'entre nous mangeons de la viande et ici, la viande c'est le mouton.
- Si nous étions tous végétariens, nous n'aurions pas ce débat, prolongea Aedan. Le loup est une bête fantastique et non pas la créature du diable comme semble le penser certains parmi-nous ici. Il a sa place. Il faut simplement lui en faire un peu. Il s'attaquera encore aux moutons, mais n'est ce pas là le prix à payer pour que la nature vive dans sa plénitude et non estropiée de ses membres.
- On a qu' a le castrer ! mugit un homme féroce.
- Qu'il vive mais sans ses crocs éventreurs.
- Un loup sans dent est comme un baiser sans moustache.
- Qu'on lui arrache les moustaches.
- La barbe, claqua le maire qui était maintenant debout sur la table

Soudain, une jeune femme monte sur la table et commence à se déhancher. Jolie, mince dans un jean délavé, portant juste un léger débardeur sur les épaules. Elle dénude ses épaules et son dos tatoué d’une gueule de loup hilare. Le maire, les yeux fixés sur la poitrine opulente dont les tétons pointent comme deux yeux aguicheurs s’immobilise. La foule ondule. Des voix croassent, d'autres piaillent. La fille empoigne les mains du maire complètement hypnotisé et l’entraîne dans une danse voluptueuse. Puis elle le pousse subitement hors de la table qui se reçoit tant bien que mal dans les bras de ses administrés. Seul son amour propre est blessé. Elle baisse son pantalon. Un string léger et dentelé de couleur indéterminée entre rouge et noir carène avec élégance ses belle fesses rondes.
Au fond, la porte à deux battants s’ouvre bruyamment. 
- Police des mœurs tonne une voix de stentor.
Aussitôt la fille se volatilise comme une brume balayée par un vent violent. 
- Elle est partie par ici
- Non par là
- Un ange qui est passé...
- Une sorcière ! Qu'on la brûle.
- Allons, dit le policier, un peu de tenue. Dites moi ce qui s'est passé. Ah monsieur le maire, vous êtes là.
En réalité le maire est là sans être là. Sur un petit nuage. Le grand policier souffle fortement. Le nuage se dissipe en lambeaux floconneux. 
- Tiens, Achille, vous ici! Murmura le maire. Ses cheveux ne sont pas en bataille, étant chauve.
- Je viens pour la fille qui paraît-il entreprenait un strip-tease.
- Ah, je ne pensais pas, vous homme marié avec 6 enfants, que cela puisse vous intéresser.
- Je suis venu pour la coffrer. Où est-elle ?
Aedan s’interpose
- Elle n'est plus là. Elle est partie rejoindre les siens.
- Elle avait de beaux seins, soupire une voix.
- Que voulez vous dire par rejoindre les siens, questionne le policier dont c'est le métier de questionner.
- Les loups, monsieur le policier. Et si vous tuez les loups, vous tuez la fille.
- Ah non , pas la fille, ce serait dommage, se plaignent plusieurs voix.
Une émeute s’amorce tant les gens sont perturbés. Certains, les plus nombreux réclament que la fille revienne, d'autres exigent qu'on l'arrête et qu'on la mette aux fers
- Moi, ce que je vois, annonce gravement Achille, c'est qu'ici il n'y a pas la fille que l'on m'a décrite mais il y a quelques loups-garou dont je vais prendre les noms si vous continuez à vociférer.
- Bon dit le maire, nous mettons fin à la réunion. Les premières battues commenceront bientôt. Que toutes celles et tous ceux, munis d'un fusil, sachant s'en servir, viennent à la mairie pour s'inscrire. Cette battue se fera dans l'ordre et sous mon commandement.

 

Aedan, songeur et triste, chaussé de raquettes, marchent dans la neige profonde. Le soleil du soir rasant étend l’ombre de l'homme sur la neige comme une tache qui glisse sans bruit.  Jador suit, collé à cette ombre, la luminosité de l'astre couchant l'indisposant. Il commence à aimer cet homme qui aime les animaux. Jador sait que la vie de ses cousins les loups est compté. 
Aedan sent une présence forte derrière lui. Ses épaules se courbent d'avantage comme portant un poids supplémentaire. Il se retourne subitement pour surprendre le regard intrus. Un grand loup debout, immobile comme une statue regarde l’homme. Jador aboie puis se tait. Le pelage de la bête brille d’un éclat argenté. La gueule grande ouverte, il gémit. Aedan s'approche. Le loup se couche. Sur sa croupe, une balafre profonde saigne. Puis le loup se tourne, montrant son ventre comme pour faire allégeance. Le loup est une louve et son ventre est arrondi. Proche de son corps vigoureux la neige rougit
-Bon, tu es blessée. Pourras tu me suivre jusqu'à chez moi. Trouveras tu encore la force de te traîner. Je te soignerai.

 

Dohna a toutes ses dents. Sa chevelure noire et longiligne ondule sur ses épaules. La couleur de ses yeux varie selon son humeur. Belle et jeune femme, comme beaucoup d'autres, mais sa beauté a quelque chose de sauvage, en particulier son regard qui s'apparente à celui d'une louve. A peine 20 ans sur terre, elle vit seule dans une masure à sa mesure qu'elle avait arrangée avec goût. Orpheline très tôt, elle perdit ses parents à l'âge de 5 ans, lors d'une expédition en haute montagne. On ne lui connaît aucun ami, ne parlant très peu sauf aux oiseaux. On raconte sur son compte un peu tout et son contraire. Certains disent qu'elle se change en louve , le soir tombée et qu'elle erre dans la forêt pour rejoindre son compagnon un grand loup solitaire.   
On frappe à la porte plaintive sous les coups.
-Police
Dohna, calmement, ouvre la porte.
Se tiennent devant elle un grand homme à la carrure impressionnante et une femme au visage avenant. 
- Bonjour madame. Nous pensons que vous étiez hier à la salle des fêtes et que c'est vous qui avait dansé sur la table à moitié nue. 
- Entrez donc, vous prendriez un café ou quelque chose comme ça.
- Oh oui, dit la policière, va pour quelque chose comme ça !
Les deux policier entrent dans la maison. 
- Savez vous, continue le grand homme, qu'il est interdit de se dévêtir dans les réunions publiques
Dohna ne répond pas tout de suite. Elle sert trois verres d'un breuvage indéterminé.
-A la vôtre, dit-elle. Elle boit d'un trait. Les autres font de même. 
Les murs valsent, les objets tournent à l'unisson sans se télescoper. . 
-Oui, dit Dohna sur un ton envoûtant, c'est bien moi. Je ne veux pas qu'on touche à mes amis les loups. N'y touchez pas...
Les deux policiers sentent le sol se dérober sous leur pieds. 
-N'y touchez pas, insiste la jeune fille dont les yeux s'étaient agrandis. Maintenant, vous allez rentrer chez vous et m'oublier. 
Dohna saute et reste en suspens pendant quelques secondes entre sol et plafond. 
L'homme et la femme, sortent en titubant comme ivre. 
La jeune femme referme la porte. Son visage hilare comme la gueule du loup tatoué sur son dos. 

 

Le maire est de mauvaise humeur. Un gros cigare entre les lèvres, il cherche vainement du feu. 
- Mylène, crie t-il
Mylène est la secrétaire de mairie. Elle n'entend pas de suite le hurlement de son patron, car elle est concentré sur des mots fléchés récalcitrants.
- Mylène, insiste le maire.
La secrétaire entre dans le bureau d'à coté.
- Mylène, pourquoi, n'y a t-il pas d'allumettes à portée de main. 
- Monsieur, vous avez le bras long et fumer n'est pas bon pour votre santé.
- Donnez moi du feu sinon je fais un malheur...
Mylène sort d'entre ses seins un briquet et d'une main experte allume le cigare.
La fumée enveloppe le visage épais du maire. La lumière du plafonnier oscille, puis s'éteint. Un bruit sourd vient des entrailles de la mairie.
- Voilà que ça recommence, s'écrie Mylène. J'ai peur.
- Il n' y a pas de méchant loup, ici. Je les tuerais tous. 
- Les méchants, questionne Mylène ?
- Les méchants, les gentils, tous car les loups sont toujours des loups. 
- Ce n'est pas bien soupire Mylène. Tuer le loup c'est tuer ce que nous avons de sauvage en nous. Tuer le loup c'est tuer notre âme d'enfant...
- Suffit, Mylène, retournez à votre bureau et laissez moi seul. Demain une battue aura lieu dans la montagne. Nous les exterminerons tous. 
Mylène retourne à son bureau, reprend ses jeux fléchés. Masque en quatre lettres. 
- Loup bien sûr. 

Le ciel s’obscurcit subitement. Les chants des loups fendent l'air opaque qu'une lune blafarde éclaire faiblement. La sentence prononcé, le compte à rebours d'une mort annoncé s’égrène comme les perles noires d'un vieux chapelet au bout duquel pend une croix. 

 

C'est le matin, et comme chaque matin le soleil n'est pas bien resplendissant. Les hommes sont réunis sur la place de la Fontaine. Il sont bien une quarantaine et ont fière allure, le torse bombé, le ventre plein et la tête vide. Le maire arrive, chaussé de bottes de sept lieux qu'il avait achetées chez le brocanteur dit des miracles, car il vend tout et n'importe quoi, des choses impossibles dont leur existence tient du miracle. 
- Messieurs, hurle le maire pour se faire entendre car la plupart des chasseurs sont sourds, leurs tympans avaient crevés sous les coups de feu bruyants. 
- Messieurs, reprend-il, l'heure est grave mais pour nous elle n'existe pas car il n'y a pas d'heure pour les braves. Nous avons une mission à remplir. Détruire la bête féroce et démoniaque. Dieu est avec nous. C'est simple, vous en voyez un, vous tirez jusqu'à ce qu'il s'écroule. Pas de quartier pour notre ennemi. Pendant que nous serons sur le terrain, nos femmes allumeront des bougies dans l'église et se joindront à nous par la prière. Que Dieu nous protège ! 
- Tous pour un, un pour tous, crie un des chasseurs.
- God save the Queen, continue son voisin. 
Ce fut une cacophonie de râle, des cris, de jurons et de rires salaces. 

 

Le groupe se scinde en quatre parties qui se dirigent aussitôt aux points cardinaux. 
Plus tard, les coups de feu succèdent aux coups de feu pendant deux jours et deux nuits. 
Le soleil ragaillardi devant tant hardiesse tourne autour de la terre deux fois sans perdre un rayon. 

Au petit matin, quelques chasseurs reviennent, le fusil sur l'épaule, l' œil hagard et se rassemblent. Le maire est présent, boitillant, une balle dans la cuisse gauche. 
Le bilan est mitigé. Treize loups, huit chiens et trois chasseurs sont tués. Avantage aux chasseurs.
Le maire rassemble ses troupes et fait le discours suivant
-Messieurs, le combat fut rude mais nous n'avons pas encore gagné la guerre. Nous avons subi des pertes par balle perdue. Le loup est plus rusé que nous l'avons pensé. Il a l'avantage du terrain. Nous les aurons tous.
Il s'arrête de parler car il n'a plus le cœur à sermonner. 
Le fusil en bandoulière, il chemine le long de la rivière. Assise sur une pierre, Dohna fume une cigarette. 
- Bonjour monsieur le maire, vous n'avez pas l'air bien. Votre cuisse vous fait mal ?
- Oui, j'ai mal.
- Venez avec moi, je saurai vous guérir.

C'est ainsi que le maire, s'appuyant sur l'épaule de la jeune femme se rend dans le domicile de cette dernière.

 

Du sang avait coulé sur le pelage gris de la louve. Celle-ci est couchée sur le tapis. Aedan avait mélangé des herbes qu’il avait chauffées dans un alambic. Il avait appris de son grand-père, herboriste à ses moments perdus comme ils disait, les différentes recettes de soin bien plus efficaces que les médicaments allopathiques, et ajoutait aussitôt que dans le jeu de la vie, les moments ne se perdent jamais. Il avait tourné la louve en direction du l’Est là ou la lumière naît chaque matin. A l’aide d’une  plume rouge d’un ibis d’Égypte, il répand soigneusement la mixture sur la plaie en psalmodiant des incantations magiques. Jador l’accompagne par des glapissement aussi mélodieux que des notes de piano. Puis, il réanime le feu qui faisait triste mine en soufflant dans un tube en bois. La chaleur se propage dans la pièce, écartant les murs froids, la rendant ainsi plus vaste et plus accueillante. 
La louve ronronne comme un chat et se love en ramenant ses pattes postérieures vers l’avant. Ses yeux noirs s’adoucissent. Des éclairs bleus les traversent furtivement, pulsés par l’énergie de vie. 


Le maire est allongé sur un canapé, dont la housse est fait en patchwork de toutes les couleurs, face à la baie vitrée qui donne sur un balcon fleuri. Les murs sont peints d’onguents colorés qui donnent à croire que l’on se trouve dans la nature. Là où se situe le canapé dans un recoin de la pièce, des pierres avaient été amoncelées pour former une arche comme celle d’une tanière. En prêtant l’oreille, on entend un coucou au loin et au près un rossignol chanter jovialement. L’oiseau est posé sur une Marigold rouge des Indes. Des parfums mélangés embaument le lieu. 
- C’est beau chez vous, dit le maire
- C’est beau parce que le soleil entre.
Elle s’assoit par terre, se concentre et déplace ses fines mains au dessus de la blessure du maire. Celui-ci est bercé par le fluide qui l’enveloppe. Il s’assoupit et rêve. Il est un loup qui gambade dans les prés. Il est heureux parce que sans entrave. Libre. La nature lui appartient. Soudain des formes noires apparaissent à la lisière du bois. De flammes surgissent. Il culbute. Le maire se réveille subitement en sueur. Sa douleur à la cuisse a disparu. La jeune femme est en pleine méditation, assise en tailleur sur le balcon, les paumes des mains dirigées vers le ciel, l’oiseau sur son épaule. Il se lève lentement sans faire de bruit et quitte la maison. Il ne boite plus. 

 

Le lendemain lors de la seconde battue, le ciel maussade est mêlé au sol neigeux, les chasseurs, dans la neige profonde, marchent de front à travers la forêt. Leur pas est aussi pesant que le silence. Le soleil brille de tous ses feux. Bientôt, ils arrivent dans la clairière où se dressent le chalet d’Aedan. Celui-ci apparaît sur le perron de sa porte. Il avait pelleté et creusé la neige pour dégagé la porte. 
- Qui va là, crie t’il ?
- Nous, répond une voix forte.
- Ôtez vous de mon soleil, dit Aedan.
Il connaît tout Diogène car d’une grande culture.
Soudain, bondissant de la forêt, un grand loup noir surgit, montrant les crocs. Il s’approche des hommes, menaçant, puis s’immobilise en grognant.
- Ne tirez pas dit le maire, j’en fais mon affaire.
Le maire lève son fusil et vise la bête.
- Non, hurle Aedan, c’est mon ami. Ne faites pas ça, vous le regretterez toute votre vie.
Mais le maire ne tire pas. Il abaisse son fusil. Le soleil fait un tour sur lui même. Ses rayons s’emmêlent en faisant des nœuds.  Les oiseaux gazouillent à l’unisson. La nature semble chanter de joie. Tout est émerveillement.
- Allons dit le maire, retournons chez nous. C’est un trop beau jour pour mourir.
Les chasseurs et leurs chiens font demi-tour et s’éloignent à travers bois en direction du village. 
Le loup s’approche d’Aedan. Celui-ci ne recule pas et lui parle doucement
-T’inquiètes pas, ton amie est chez moi. Elle est blessée et je la soigne. Sais tu qu’elle porte tes futurs petits louveteaux ? 
Le loup redresse la tête, le regard fier, les oreilles en mat de cocagne . Il ne parle pas comme tout loup qui se respecte. Aedan l’entend pourtant.
- Merci Aedan, j’attendrai. Je te connais. Tu as toujours été notre ami et nous te sommes reconnaissant pour la vie. 
Aedan se dirige vers le local à bois et à bric a broc. Une bonne couche de paille couvre le sol.
- Tu pourras attendre là. Tu seras à l’abri. Tu ne risques rien en cet endroit. Tu auras à boire et à manger. 


Sur la place centrale, les villageois sont rassemblés car la rumeur a dit que le maire devait faire un discours mémorial comme il a l’habitude d’en faire. Il n’y a pas beaucoup de distraction en cet endroit, à part la chasse, le bar où l’on se saoule, le club échangiste où l’on échange des propos mais pas seulement. 
Le maire apparaît, magnifique, accompagné de Mylène rayonnante. 
-Mes chers concitoyens et yennes, nous voilà réunis sur cette place qui a vu et entendu bien des choses et autres. Vous n’êtes pas sans savoir que nous avons essayé d’éradiquer le loup de notre territoire. Ce fut un échec. C’est à nous de transformer cet échec en victoire. Victoire sur nous même. Le loup a le droit de vivre. S’il est sur terre c’est que la nature l’a voulu. Nous sommes tous interdépendants et nous devons respecter la vie. De tous. Humains et animaux. Nous allons montrer que nous sommes intelligents et trouver des solutions qui ne soient pas simplistes comme de tuer ce qui nous dérange. A problème complexe, solution complexe. Nous avons un cerveau élaboré pour trouver les solutions qui permettent à chacun de vivre et cohabiter. Nous, les loups et les moutons. Demain j’ouvrirai la première réunion de réflexion à la mairie. Toutes celles et tous ceux qui ont des idées et même si vous n’en avez pas, sont invités à me joindre. Mesdames, messieurs, rangez vos fusils et sortez vos méninges.
Nous enterrerons nos morts dans la dignité et dans le respect de leur mémoire. Leurs familles seront gratifiés d’un nombre de Toplas suffisants pour qu’elles puissent vivre décemment.

Il y a une hésitation. Un ange passe. C’est Dohna. Elle s’approche du maire et lui prend la main. 
- Quel est ton petit nom, demande t-elle
- Louis. c’est ainsi que ma chère mère me nomma sans demander mon avis. 
- Je t’appellerai Lou. Beau discours, Lou, il te ressemble enfin…

La foule, médisé pendant le temps de stupéfaction, se dresse soudain dans un souffle si fort que la flamme du chasseur inconnu s’éteint. Cette flamme avait été instaurée il y a déjà plusieurs années, suite à une battue aux sangliers qui avait mal tournée, faisant deux morts parmi les chasseurs dont les noms n’étaient pas écrits dans les registres de la mairie, car le préposé qui en avait la charge était parti avec les registres pour les mettre à jour mais n’était jamais revenu. Tous le monde applaudie. Puis on se dirige vers le bar, bien trop petit, mais la cave de celui-ci est grande. Toute le monde peut boire. Les petits verres qui font les grands verres miroitant à la lumière du soleil ne sont jamais vides comme si la main invisible de Bacchus les remplissait incessamment. Amandine danse avec Achille, le grand policier, qui pour l’occasion est revêtu d’une gabardine bleue, elle de son sourire. Amandine aurait bien voulu voir Aedan tout proche. Le grand policier est certes policier mais il est grand et ceci ne lui déplaît pas. 
Mylène, fatiguée de porter les lourds dossiers et documents d’une pièce à l’autre dans l’immense mairie et surtout fatiguée de supporter les humeurs variées et diverses du maire, s’assoit en soupirant sur la bordure de la fontaine à coté de Dohna.
- Tu as un air de famille avec Aedan, dit Mylène
- Profil gauche seulement
- Ah oui comme c’est curieux !
- Aedan et moi-même sommes mi-ange, mi-humain...mais lui c’est le profil droit. Tu ne le répéteras à personne.
- Ce n’est pas vrai, s’insurge Mylène, incrédule.
- On devient ange lorsqu’on écoute la nature et qu’on lui parle.
Mylène se souvient d’un « Mots-Croisés » où elle devait trouvé un mot de quatre lettres dont la définition est « Personne douée de la qualité. physique ou morale la plus élevée ». La réponse est ange. Elle sait que les qualités morales sont celles qui sont en accord avec la nature.

 

Pendant ce temps, la louve, se sentant mieux, rejoint le grand loup qui attendait dans le local. 
Quelques jours plus tard. Aedan avait entrepris de produire une encyclopédie des loups. Sur la table entre bouteilles et vieux manuscrits, il écrit jour et nuit. Un matin, il entend gratter à la porte. Des louveteaux tournent joyeusement autour des deux loups. La louve avait accouché de cinq louveteaux. Le printemps étaient venus en même temps que leur naissance. Déjà des fleurs avaient poussées dans la clairière, faisant un tapis coloré, bourdonnant d’abeille. 
Le soleil décide de se coucher, fatigué de tant de péripéties. Au crépuscule, les loups et leur petits s’éloignent et s’enfoncent dans la forêt, laissant Aedan et son chien radieux. Jador hurle, ou plutôt chante comme un loup, mettant fin à cette histoire où hommes et bêtes en étaient les héros. Histoire de la Vie.